D'un geste machinal, dénué de toute conscience, Jade s'empara d'un verre rempli d'un liquide ambré, et en observa le reflet avec ses prunelles bleues, qui retrouvaient petit à petit, devant ce spectacle, leur éclat. Elle ne se souvenait plus de comment elle était arrivée là, ou seulement en flashs, indistincts. Sa fuite à dos de cheval, la famine encore, se cacher, ses cheveux sales, une horde de morts vivants comme elle en avait rarement vu... Et elle avait cru à sa fin, à cet instant là.
Un déclic s'était fait en elle, léger, gracieux, à son image, mais néanmoins brutal : son destin lui avait envoyé un signe, à travers une main, autoritaire, qui l'avait encore une fois sauvée d'un sort affreux. La Butler n'avait pas eu le temps de voir qui avait été son chevalier servant, mais sa résolution s'était faite ainsi. Pour la première fois de son existence, qu'elle pensait si importante, elle allait remercier quelqu'un de son service. Bien entendu, Jade restant Jade, elle espérait que ce geste aurait autant de prestance que son auteur, et sa victime, qui avait eu le malheur de se porter en héros, allait en faire les frais dès qu'elle connaitrait son identité. Elle ne l'avait qu'entraperçu, avant qu'un autre homme, plus vieux, ne leur demande de le suivre.

Elle releva la tête donc, avec la ferme intention de pousser son exploration des lieux un peu plus loin, et de retrouver son bienfaiteur parmi tous les réfugiés là. A vrai dire, l'observation de la pièce lui donnait l'étrange sensation de se réveiller d'un long cauchemars, et de retrouver enfin un spectacle cohérent, familier, ou en tout cas, confortable.
De son parcours chaotique pour arriver là, la Butler se souvenait juste qu'elle avait emprunté un chemin des plus difficiles à suivre pour un rôdeur, rendant son accès imperméable, sans doute, aux nombreux attaquants qui avaient faillis les avoir. La bâtisse était une véritable forteresse, formidablement située pour survivre dans ce contexte apocalyptique.
Le fait qu'elle soit toujours là, d'ailleurs, en haut d'un rocher si escarpé, après le séisme, tenait d'ailleurs du miracle... Un fait que personne ne semblait nier, à l'air béat que tous affichaient.
Elle allait porter la coupe à ses lèvres avec autant de contentement quand la silhouette d'un homme, de dos, l'arrêta dans son élan. A force de jeûner, elle n'éprouvait d'ailleurs plus cette urgence à consommer qui la consumait autrefois, alors qu'elle essayait de résister à l'appel de la nourriture, pour le bien de ses nombreux régimes.

- Hé ! C'était vous ! S'exclama-t-elle, en forçant l'inconnu à se retourner vers elle. En bas, qui m'a donné la main, je veux dire. Et alors qu'elle allait enfin pouvoir lui exprimer sa gratitude, le mouvement de la foule la coupa encore une fois, pour laisser place au silence, et au toast porté par celui qui paraissait leur hôte. Vous connaissez ces individus ? Chuchota-t-elle à son voisin.

Un sentiment étrange, qui n'était pas de la faim, lui tordit l'estomac en voyant les deux figures d'autorité s'asseoir, et les regarder festoyer. Pouvait-on faire confiance à des gens qui vivaient ainsi loin du monde ? Par quels moyens avaient-ils subsisté, réellement ?
La blonde avait confiance en l'argent, mais aussi, par conséquent, à un certain esprit d'échange. Elle se méfiait de la générosité pure et spontanée, qu'elle n'avait jamais expérimentée, et qui était bien trop étrangère à ses moeurs.

Plusieurs convives se gavaient déjà, avec plus ou moins de politesses, des mets qui leur étaient ainsi offerts, particulièrement alléchants, sans doute, après des jours de famine... Jade connaissait bien néanmoins les travers d'un ventre mal nourri, pour les avoir expérimentés plusieurs fois déjà, volontairement dans son adolescence, et un peu moins après l'épidémie : l'estomac devait être habitué de nouveau à la nourriture solide, avec modération, et progressivement. Un festin brutal ne ferait que les rendre malade. Et de l'alcool, sur une panse vide ?
A cette idée, qui lui venait soudain, et était des plus logiques, Jade reposa son verre sans y tremper les lèvres, voyant que son compagnon en faisait de même. Se méfiait-il d'un quelconque empoisonnement ? La pensée avait également traversé l'esprit de la demoiselle qui, faute de trop de déconvenues, était désormais d'une méfiante plus aiguisée.

- Vous étiez oenologue ? Demanda la blonde, avec un réel intérêt, ayant observer l'homme humer le liquide avec une appréciation qui semblait presque professionnelle. Je ne sais même pas où nous sommes exactement, pour être honnête...

Et avec son sens de l'orientation, et, il fallait l'avouer, son grand désintérêt pour la géographie, ce commentaire pouvait s'appliquer à tout son parcours depuis le début de cette aventure morbide : elle n'avait pas la moindre idée de leur localisation actuelle. Etaient-ils encore seulement dans le même pays ? Elle n'avait fait que fuir, suivre des inconnus, aller dans la direction opposée aux ennuis, quand elle pouvait... Les cartes ne lui parlaient pas, et tant qu'elle avait de l'air pour respirer, elle s'estimait au bon endroit pour survivre.

- La fortune... Répéta-t-elle avec nostalgie, un peu rêveuse, en repensant à celle qu'elle avait, physiquement, et qui aurait pu l'envoyer à n'importe quel bout du monde, juste en sortant sa carte illimitée. On peut dire ça, oui. Je n'ai que quelques égratignures, d'avant. J'espère juste que les cicatrices ne laisseront pas de traces, cela peut vraiment gâcher un bronzage.

Bien sur, elle ne pouvait pas complètement changer en quelques minutes... Ses préoccupations futiles étaient tenaces, des mécanismes de défense, en quelques sortes.

- Voyagiez-vous seul ? Demanda-t-elle à son interlocuteur, intriguée de savoir si leurs bons samaritains ne ramassaient que les gens isolés et errants, désorganisés, ou s'ils cherchaient vraiment à créer une communauté, en rassemblant des groupes capables de se défendre et de faire bloc contre l'adversité. Je m'appelle Jade, Jade Butler, au fait, se présenta-t-elle, en lui tendant sa main désormais libre.

Un peu plus loin, alors qu'elle observait les convives, les yeux de Jade se posèrent sur plusieurs individus qui semblaient se retrouver, avec joie, et son coeur se serra légèrement, alors qu'elle pensait ne pas pouvoir être atteinte par ce genre de sentimentalisme. Son père lui manquait. Elle avait trop souvent feint son affection envers lui, avec exagération, pour obtenir ce qu'elle voulait, et ne lui avait pas assez avoué sa véritable reconnaissance. Le reverrait-elle un jour ?
Elle refoula les larmes qui montait à ses yeux, au souvenir du seul homme qu'elle ait jamais réellement aimé : il fallait bien admettre que le sort de Hans, son fiancé, lui était plus qu'égal, à ce point.

- Les vignes ne sont-elles pas toujours en pente ? Questionna-t-elle, affichant une expression légèrement méfiante devant l'incohérence des propos de son interlocuteur. Si souvent elle faisait preuve d'une culture limitée, c'était principalement parce qu'elle avait pris cette habitude de ne jamais paraitre trop intelligente aux yeux des hommes qu'elle espérait charmer, car elle savait leur faiblesse à vouloir se sentir supérieurs. Mon père possédait quelques hectares, près de notre manoir, pour son plaisir personnel, plus que par soucis lucratif, car il gagnait assez par ailleurs.

Elle soupira, constatant qu'étaler pompeusement l'étendue de sa fortune ne la satisfaisant plus autant qu'auparavant... Maintenant, rien de cela n'avait plus de valeur. La perte de ses repères était totale, mais néanmoins enrichissante, d'une autre façon. Elle devait se reconstruire, autour d'une autre base, plus solide. Il lui avait fallu plusieurs années pour l'accepter, mais elle comptait bien désormais se détacher de l'espoir qui l'entravait comme un boulet depuis le début de l'épidémie, et avancer avec une force nouvelle, née du chaos.

- Yelo ? Répéta-t-elle, un peu surprise de ce patronyme qui lui était étranger. Etait-ce un surnom ? Il avait précisé qu'on l'appelait ainsi, non pas qu'il s'agissait de son véritable titre... L'atmosphère de cet endroit poussait finalement la Butler à une certaine suspicion constante, comme si tous ses sens se mettaient peu à peu en alerte, au contraire de ceux qui, à priori, se laissaient séduire par la nourriture à disposition, et se détendaient de plus en plus. Vous pensez qu'ils ont assez de place et de ressources pour loger et nourrir tous les survivants qui arrivent à leur porte ? Et qu'ils les prodigueront sans contrepartie ?

Et puis, à part les nouveaux arrivants, elle ne voyait pas vraiment de gens "normaux" dans cette communauté... Leurs hôtes semblaient tous arborer la même expression, la même foi sans doute. Leur tolérance envers d'autres croyances restait encore à découvrir. Jade ne croyait pas en la générosité, dont elle-même semblait complètement dénuée, à certains moments.

Se pouvait-il que le dénommé Yelo vienne d'un monde semblable au sien ? Jade leva un sourcil interrogateur, soudain intriguée par ses références, et la façon dont il s'exprimait. Bien entendu, désormais, les origines importaient guère, et ils étaient logés à la même enseigne que d'autres... Mais peut-être qu'ils pouvaient se comprendre, dans l'importance de ce qu'ils avaient perdus, comparé au commun des mortels, qui avaient probablement gagné, dans l'épidémie, à devenir leurs propres maîtres.
Elle avait bien croisé, des fois, des roturiers qui se prenaient désormais pour des leaders, conduisant des groupes esseulés à leur destin tragique, sans nul doute.
Bien entendu, avoir des vignes n'avait pas un cachet semblable partout dans le monde, et un vigneron américain, par exemple, n'avait jamais eu le prestige d'un de ses confrères européens... Néanmoins, apprécier le bon vin, entre plaisirs luxueux de l'existence, dénotait d'une certaine élévation sociale, si elle restait au-dessus de l'alcoolique notoire. Mais comme les dealers, les producteurs d'alcool se laissaient rarement aller à consommer abondamment le fruit de leur labeur.

- Je crois que la charité n'a toujours été qu'une illusion, répliqua Jade, sur un ton piquant, mais non agressif, à son interlocuteur. A vrai dire, elle ne s'ennuyait pas de cet échange, au contraire, et cette compagnie lui donnait pour la première fois depuis longtemps l'impression de ne pas être seule. Si elle avait d'abord voulu l'écouter par simple politesse, après son geste, elle y trouvait maintenant un réel intérêt. J'ai entendu dire certains que c'était justement l'égoïsme des hommes qui avait contribué à leur défaite face au virus. L'épidémie a réveillé tout un tas de croyances et de philosophies...

Et en parlant de religion, le vieux homme qui paraissait être à la tête de cette bâtisse vint justement participer, un court instant, à ce questionnement profond. Sa proposition était honnête, sans doute, s'il comptait réellement les garder jusqu'au lendemain... Mais bien alors, n'exigerait-il pas d'eux qu'ils se mettent à cultiver les légumes dont il vantait la qualité ?
La Butler lui offrit un hochement de menton de circonstance, sans plus d'animosité que de sympathie : un simple remerciement, en quelque sorte, pour la bénédiction immédiate et concrète que leur avait apporté son soutien, qui était d'être encore debout, à cet instant, et non dévoré par une horde sauvage.

- Ce qui n'est qu'un léger service pour certains est un immense fardeau pour d'autres... Tant que des termes précis n'ont pas été formulé sur ce cadeau, il est difficile de concilier avec confiance les points de vue, s'exprima-t-elle, en ne prenant pas le ton virulent de son camarade, posant une main rassurante sur son bras, pour essayer de l'apaiser. Après tout, tant que rien n'était assuré, il ne valait mieux pas mordre la main qui tentait de les sauver, en apparence. La faim et les maltraitances que nous avons subis hors de ses murs pendant des années nous rendent amers, et méfiants, je le crains.

Elle laissa glisser son regard bleu vert vers les coupes de liquide scintillant, puis vers leur hôte, qui s'éloignait déjà vers d'autres invités... Quelqu'un l'avait-il vu goûter aux mets qu'il proposait avec tant de générosité ?