Tu te souviens de ce jour comme si c'était hier. Elle avait enfin dit oui. Et lui aussi. Tu en avais tant rêvé, tu les avais tant suppliés, tu en parlais sans cesse et voilà que, malgré leurs craintes de te voir partir si loin et seule, ils avaient accepté. Tu allais entrer à l'école du ballet de Saint Petersbourg, sur l'avis dithyrambique de ton professeur et après de nombreuses épreuves qui en avaient éliminées beaucoup, sauf toi Ielena. Devant tes sévères parents, tu n'avais pas exulté de joie, te contenant, te mordant l'intérieur de la joue pour ne pas laisser ce sourire triomphant s'épanouir sur tes lèvres enfantines. Oh mais une fois dans ta chambre, tu t'étais laissée aller, dansant, chantant, sautillant, pleurant de ce bonheur que tu avais cru inaccessible.

Tu te souviens de ce jour parce qu'il avait été la porte d'entrée vers une nouvelle vie. Une vie douloureuse mais aussi grandiose. Tes pieds aussi se souviennent, eux qui ont tant été martyrisés, mis à mal sur ces pointes répétées encore et encore et encore. Tes jambes t'ont semblé de bois de nombreuses fois tant tu souffrais de crampes et de courbatures, de muscles trop longuement étirés ou d'articulations trop contrariées. Ces souffrances pourtant, ces larmes de sang que tu versais, avaient leur pendant somptueux et grisant. La danse classique est un art exigeant, mais sa maitrise au sein d'un ballet renommé est sans pareil. La scène, le partage, la communion avec les autres danseurs et le public est sans comparaison. Et tu y excellais Ielena, tu y excellais tant que tu es devenue Etoile, scintillante, lumineuse, séraphine. Tu pouvais bien verser du sang dans tes chaussons que tu l'oubliais à la faveur du feu qui t'habitait. Et qui t'habites encore, tu le sens.

Tu te souviens de ce jour aussi car c'est grâce à cette voie que tu l'as rencontré, Sergueï, celui qui était devenu ton mari. Lui avait les mains abîmées des heures de répétition sur son violon, et vous vous consoliez ensemble, pansiez vos plaies, séchiez vos larmes et vibriiez l'un pour l'autre, l'un dans la contemplation de l'autre, dans cette compréhension qui ne demandait même pas de mots. Tu ne sais pas ce qu'il est devenu, ce frère de douleur, cette âme d'artiste, cet amour de jeunesse. Tu n'as jamais eu de nouvelles après cette catastrophe qui t'a confinée en Australie où tu étais venue seule pour l'ouverture de l'école d'un ami. Tu l'imagines mort. Tu l'espères presque pour lui. La mort te parait plus douce que cette vie sans espoir. Et il ne vivait que de ça Sergueï, d'espoir un peu fou, un peu volatile, joliment fantasque de composer un jour Le morceau. Tu en souriais, douce Ielena, toujours.

Tu te souviens de ce jour parce que tu sais que tu ne le revivras plus jamais. Ce n'est pas qu'une question d'âge, ou de retour en arrière impossible. C'est que tout a disparu. Tu croyais pourtant que là bas, à Yulara, tu pourrais retrouver cette sensation, cette liberté, ce brasier qui te fait vivre. Aider aux soins n'était rien, tu le faisais de bon coeur, tes connaissances de l'anatomie et des plantes étaient utiles. Tu le faisais tout en récupérant de quoi coudre des chaussons, une tenue. Tu le faisais tout en te remémorant ces symphonies et ces concertos. Ces tableaux que tes pieds connaissaient par coeur. Jusqu'à ce jour maudit où tout s'est écroulé.

Tu te souviens de ce jour parce que si ta peau frissonne aujourd'hui, ce n'est plus que parce que le vent te frôle.

Que tu crois.